Vivarais, les caves se rebiffent


Jadis méprisés, même par les coopératives qui les achetaient au rabais, les vins très typés du sud de l'Ardèche se désinhibent. Tournée de ces viticulteurs qui misent sur le bio, la production maîtrisée et qui mettent de la poésie dans leurs bouteilles.

Le Vivarais n'était pas franchement réputé pour ses vins. Dans un pays où les paysans mangeaient des cailloux en buvant de la piquette, il aura fallu qu'un pionnier, Alain Gallety, révèle le terroir. Une génération enthousiaste a suivi. Parcourir le sud de l'Ardèche pour y dénicher de bons crus, variés et peu chers, n'a plus rien de saugrenu. Cela peut se faire en deux jours ou plus. Les chambres d'hôtes sont nombreuses tout le long de la route. Chez les vignerons, il faut prendre rendez-vous et du temps. Car en Ardèche, même ceux qui vendent leur production sans problème aiment expliquer leurs vins.


Le circuit commence à Pont-Saint-Esprit, à l'extrême sud-est du département. La nationale 86 remonte vers Saint-Marcel d'Ardèche et une pancarte sur la gauche, en sortie de village, annonce le mas de Libian. La famille Thibon vit là, en haut d'un chemin caillouteux, depuis le XVIIe siècle. C'est souvent Hélène, l'une des filles de la dernière génération, qui accueille. Elle ressemble à ses vins. Vive et gaie, jolie et sans détour. Les Thibon mêlent la syrah du nord de l'Ardèche pour la colonne vertébrale au grenache méridional, pour la rondeur. Avec, en plus, pour les cuvées les plus profondes, une pointe de mourvèdre épicée.

A cette époque de l'année, il ne reste au domaine que deux cuvées. Le Bout d'zan (6,50 €), dans lequel le grenache dépose une note réglissée. Et le Khayyâm, plus structuré, encore austère. Le domaine est en bio, et il vient d'acheter un cheval de trait, pour travailler la terre sans mécanisation. Les parents, déjà respectueux des sols d'après leur fille, vendaient à des négociants qui ne prenaient pas le temps de goûter. «A l'époque, ils achetaient ce qu'on avait, un euro de moins qu'ailleurs, parce qu'on était en Ardèche, grimace la jeune vigneronne. Ça nous a donné la rage de mettre en bouteilles.»

...

Comme le plateau s'achève, la route plonge dans une gorge, chauve comme le Ventoux. En bas, un goulet marque l'entrée de Saint-Montan, village médiéval et fief d'Alain Gallety, pape des côtes-du-vivarais. Son père, grossiste en métaux, avait acheté en 1974 une bastide de style andalou, avec ses vignes autour. Les volets restent clos, car les vins se reposent derrière les murs épais de cette demeure fraîche, construite pour un évêque.

Trente ans de bio. David-Alexandre, le fils, fait visiter cuves et chais, puis goûter les trois cuvées de la maison, sous une voûte tirée à quatre cintres. Les vins de Gallety sont longs en bouche, un peu fauves. Il travaille en bio depuis trente ans, avec de beaux terroirs et de bas rendements. A son arrivée, il passait pour un mal instruit des choses de la terre. Depuis, son succès a servi de leçon à tout le monde. La gamme commence à 7,50 euros, et la Syrare, profonde et complexe, atteint 40 euros. Mais les 3 000 bouteilles s'arrachent.

Au Gaec du Mazel, Gérald et Jocelyne Oustric, frère et soeur, vinifient des vins très gourmands. Certaines cuvées, comme les vieilles vignes de grenache (7 €), donnent l'impression de croquer du fruit rouge. «Je me fous des vins de très longue garde, raconte Gérald Oustric. Je veux faire des vins légers, fruités, que l'on peut boire en quantité sans se saouler.» Il travaille en bio, n'ajoute ni levures chimiques, ni sucre, ni sulfite. «Le boulot le plus important, résume-t-il, c'est de marcher dans la vigne, l'écouter, répondre à ce qu'elle demande.» Cela donne un vin de plaisir, à conserver à 14° maximum, car sans sulfite ni filtration, la chaleur relance parfois la macération.

Solidarité. Le Mazel veut passer de trente à vingt hectares, pour «retrouver le travail par plaisir» . Une décroissance qui tente d'autres jeunes de la vallée. Il y a la surproduction, mais pas seulement. La nouvelle génération veut prendre le temps de faire de la qualité, tout en levant le nez de la vigne. Elle évite les rivalités stériles et certains domaines s'échangent clients et conseils...

En repartant, une route étroite escalade un col pour plonger sur Saint-Maurice-d'Ibie, où niche le mas de la Bégude. Difficile à trouver, car le producteur ne veut plus que les touristes s'arrêtent par hasard. Ses vins sont tellement typés qu'ils tordaient le nez en les goûtant. Il a enlevé la pancarte. Pour le trouver, il faut tourner à gauche sur la route de l'Ibie en descendant de Valvignère. Passer un hameau qui s'appelle Sallèle, puis prendre le chemin de gauche, après le pont de pierre.

Les vins de Gilles Azzoni ne ressemblent à rien. Ou à lui, viticulteur cultivé, passionné de sociologie et d'histoire. Un banlieusard parisien, devenu ouvrier agricole à Volnay puis à Bandol, et qui s'est installé en Ardèche il y a vingt ans. Il a évolué vers le bio, puis les vins naturels, où l'on ne rajoute rien. Aujourd'hui, il revendique de ne plus maîtriser ses vinifications. Le travail se déroule avant, dans la culture de la vigne, apprise en Bourgogne. Ensuite, il met en cuves et laisse faire, ou presque. Il «accompagne». D'un millésime à l'autre, il se laisse surprendre, et déstabilise ses clients. Il vous scrute lorsque vous plongez le nez sur des arômes de renard, parfois de charcuterie. Un vin tout en déviations. «Je suis au bord de la caricature, reconnaît-il. Je frise le psychotique.»

Les douanes lui ont demandé de numéroter ses cuves, car il s'était contenté de les baptiser Camus, Zola, Chaplin, Brel... Au sommet, une passerelle serpente. Cela permet de se balader de l'une à l'autre, se pencher, soutirer un verre. Zola semble un peu austère cette année. De Gallety à Azzoni, deux extrémités du vin ardéchois. Le classicisme appliqué à un très beau terroir. Ou la poésie arrachée à une terre qui se croyait ingrate.

Olivier Bertrand - Libération