Eloge du vin naturel

Longtemps, je me suis réveillé avec la gueule de bois. Dans sa version casque intégral avec double barre frontale et tempes coincées dans un presse olives géant, la gueule de bois rend le buveur pathétique. Elle est, n’hésitons pas à la dire, une atteinte à la dignité de l’homme.

Bien entendu, j’ai ma part de responsabilité là-dedans ; à l’époque, je buvais n’importe quoi, du Bordeaux frelaté, du vin industriel, du saupoudré au copeau de bois, du boisé en veux-tu, du glycériné en voilà ; je me suis même saoulé au Beaujolais nouveau mon père, j’y ai probablement laissé quelques neurones, l’acétate d’isoamyle (le fameux goût de banane) ne pardonne pas.

Et puis j’ai rencontré les vins naturels comme on rencontre la grâce. Oh, je les vois bien sourire, les petits malins sceptiques. Bobo par-ci, bobo par-là. « Payer 50 euros une quille qui fouette la fiente de poule, très peu pour moi », etc. On connaît la chanson. Qu’il y ait des kamikazes du vin naturel, c’est vrai. Que certaines bouteilles sentent la basse-cour, c’est également vrai. Que cette révolution du goût comporte sa part de snobisme, c’est toujours vrai. Et alors ?

 

 

Le sol du Sahara plus riche que les sols à vigne français

 

 

La culture de la vigne, comme l’agriculture, privilégie, depuis l’après-guerre, les rendements forts. Le sol, simple support pour les plantes, y est ainsi traité par la chimie (engrais et pesticides), avec pour conséquence directe d’y tuer toute activité microbienne. Le problème, c’est qu’aucune racine d’aucune plante ne peut se nourrir par elle-même ; il lui faut des « assistants », les micro-organismes du sol, dont chaque espèce favorise l’expression d’une originalité géologique particulière, permettant à la racine de la vigne de s’en nourrir et de donner des vins typiques d’un terroir.

Concrètement, le raisin issu d’un sol « mort » ne fermente pas et le vigneron, pour démarrer son processus de vinification, est obligé de recourir à des levures sélectionnées en laboratoire. Conséquence de la conséquence : des vins standardisés, interchangeables, produits en dépit du terroir, cet endroit de vie caractérisé par l’air, la terre, les plantes, l’exposition, le climat… et le sol. Et les dégâts ne sont pas minces. Comme l’a dit l’un des plus grands spécialistes français de microbiologie des sols, Claude Bourguignon : « Il y a plus d’activité bactériologique dans les sols du Sahara que dans certains sols à vigne français » !

 

 

Le vin se fait à la vigne

 

Jules Chauvet, producteur de Beaujolais à La-Chapelle-de-Guinchay et père de la vinification naturelle, dont Sébastien Lapaque dresse un magnifique portrait dans son échappée agronomo-poétique chez Marcel Lapierre, avait établi en son temps que les meilleures levures pour exprimer le caractère propre d’un terroir étaient toujours les levures indigènes. Pour libérer les vins des levures industrielles, de la chaptalisation et du soufre, la toute première chose sur laquelle il insistait était ainsi le travail de la terre. Nulle nostalgie pétainiste là-dedans, mais la simple constatation qu’une terre non labourée s’épuise et que « la qualité d’un vin dépend de sa complexité, celle-ci étant liée au volume de terre fouillée par ses racines pour survivre », comme le dit Lapierre, qui a eu Chauvet pour maître. Si le vin n’est pas fait à la vigne, il le sera à la cuve, avec toutes les manipulations que cela implique. D’où la nécessité de soigner son raisin ; aucun produit de synthèse n’y est déversé, les vignes sont enherbées, ce qui favorise l’enrichissement de la terre, et soigneusement taillées afin de contrôler la production et d’assurer une qualité optimale du vin, la terre est labourée au printemps. Fatalement, les rendements sont bas, voire très bas. Mais il est acquis aujourd’hui, malgré le mythe démocratique, que la quantité s’oppose toujours à la qualité.

Reste une question délicate : qu’est-ce que le vin naturel ? Il n’en existe aucune définition, aucun label, et c’est tant mieux. Le principe même du label exigeant, moyennant finance, à celui qui travaille un peu plus proprement que les autres, de le signaler sur ses bouteilles, est pour le moins étrange. Pourquoi ne serait-ce pas aux empoisonneurs de décrire par le menu les saloperies ajoutées au raisin ? Mais une étiquette n’y suffirait probablement pas. Quoi qu’il en soit, rares sont les producteurs de vin naturel à céder à cette étrange manie, et du reste le label bio ne garantit pas que le vin ne soit pas trafiqué en cuve. Pour Lapaque, le vin naturel, c’est le retour au vin tel que le définit Littré : « une liqueur alcoolique résultant de la fermentation du jus de raisin, et servant de boisson ». Pour l’ancien sommelier Jean-Christophe Piquet-Boisson, c’est la possibilité de boire trois verres sans avoir mal à la tête… Pour d’autres, c’est du vin issu de vignes cultivées proprement et vinifié sans soufre ni levures chimiques, les trois définitions se recoupant évidemment in fine.

Julien Jauffret - Le choc du mois